Jacques André

Abstraction sociale
19 Silkscreen on canvas and one c-shaped air structure
Error#9, Extra City, Antwerpen, 2008
Galerie Catherine Bastide, Brussels, 2006

Portrait de Jacques André par Laurent Courtens à l’occasion de l’exposition “Lust for life“, Galerie Catherine Bastide, 2009

Un art consommé

Lust for life est le titre d’un album mythique d’Iggy Pop (1977), dont la plage générique conduit une rythmique furieuse et obsessionnelle, ultime chant du cygne d’une jeunesse encore portée par le souffle libérateur des sixties, mais déjà désabusée. C’est aussi le titre choisi par Jacques André pour sa prochaine exposition à la galerie Catherine Bastide. L’allusion au « lézard » est tout à fait volontaire et s’inscrit dans la continuité d’une démarche travaillée, depuis la fin des années 1990, par les mécanismes de citation et de répétition. Si les propositions retenues pour l’occasion ne sont, à ce stade, pas arrêtées, il est cependant acquis que trois séries d’achats à répétition occuperont une place de choix : Doit !, I want more et Neu !. C’est donc à partir de ces collectes monomaniaques que nous tenterons d’éclairer l’activité de Jacques André, un artiste chômeur qui, de son propre aveu, « ne sait rien faire, sauf consommer »1 .

Shopping addict
De fait, Jacques André achète. Beaucoup et souvent. Quoi ? Des livres, des disques, des DVD… De qui ? C’est égal. Le choix est impulsif, dicté par le hasard des sollicitations. Mais il se trouve que la plupart des objets collectés sont des « marqueurs culturels » d’une époque, celle qui a vu naître l’artiste (1969), entre la floraison de 68 et l’émergence de la postmodernité. Plusieurs acquisitions demeurent ponctuelles, d’autres donnent lieu à des compilations systématiques. C’est le cas des marqueurs les plus lourds, best-sellers ou hits incontournables : Doit ! de Jerry Rubin, bible hippie publiée en 1970 ; Neu ! (1972), premier album du groupe allemand homonyme, flambeau du « Kautrock » (rock choucroute), ou I want more (1976), titre qui fit le succès du groupe Can. Fortement connotés, ces produits de la culture de masse s’affichent sous l’enseigne de slogans. Slogans émancipateurs, vitalistes, riches d’espoirs et d’attentes. Mais slogans tellement actuels, tellement adaptés à l’idéologie du marché, comme prêts à l’emploi pour la pub, le marketing, le capitalisme débridé. N’est-ce d’ailleurs pas Nike qui reprit à son compte l’appel de Jerry Rubin ? Et n’est-ce pas aux faîtes de Wall Street que ce mot d’ordre a propulsé l’ex-activiste lui-même ?
C’est là sans doute que la démarche de Jacques André prend tout son sens, quand bien même ce dénouement serait accidentel. La compilation de signaux culturels, révélateurs d’une volonté de « changer la vie et de transformer le monde » (Do it ! est sous-titré Scénarios de la révolution), puis leur exposition, en piles, sous vitrine, sur présentoir ou groupés aux cimaises, ouvre une réflexion sur la marchandisation des utopies.
1 Entretien, 23.12.08

Spéculateur
Do it !, Neu !, I want more : ces incantations sont les « mots d’ordre du jour », indique Jacques André2. Elles ont muté en oukases consuméristes, fanions de l’individualisme forcené et du culte de l’entreprise. Ces slogans ont donc été « récupérés », pervertis. À moins que leur concision virginale les eût d’emblée exposés à l’ambiguïté. Ou encore étaient-ils l’expression d’une nécessité intrinsèque au capitalisme, à l’étroit dans le carcan de l’État, des vieilles institutions, des partis, de la pensée construite et rationnelle. Il fallait dès lors des formules vives et tranchantes pour lâcher la bride au Capital, aiguillonner la société entière vers le seuil de déréglementation qu’il avait atteint. C’est la thèse défendue par Régis Debray pour qui « il y a une harmonie naturelle, mais non préétablie, entre les rébellions individualistes de Mai (68 bien sûr) et les besoins politiques et économiques du grand capitalisme libéral ». « Congruence historique », précise-t-il, qui « se joue dans le dos des acteurs »3.
Qu’il s’agisse d’une perversion de la « libération des désirs » initiée dans les sixties, ou d’un prolongement historique atrophié, reste que Jacques André entend demeurer un consommateur lambda soumis à ses pulsions d’achat. « Do it !, indique-t-il, est un produit qui me contrôle »4. Une emprise qui donne lieu à des « achats à répétition », voire à des « tentatives d’épuisement », puis de « reconstitution des stocks » : l’acquéreur essaie de se procurer tous les exemplaires d’un article disponible sur le marché d’occasion. Cette lubie raréfie le produit et augmente sa valeur. Spéculation en somme : la procédure revient à réifier les mécanismes de fluctuations des prix à l’œuvre au niveau de la finance mondiale, et plus singulièrement du marché de l’art. Ici comme ailleurs, les échanges, la circulation, la rétention et l’accumulation des titres suffisent à augmenter leur valeur. Aussi vains et abscons que ces leviers puissent paraître.
L’affaire se corse encore lorsque Jacques André affecte un budget d’exposition à l’achat d’une œuvre d’un autre artiste5. De manière encore plus nette, voici le marché renvoyé à ses propres impasses et à la circularité des références mises en jeu.

2 Entretien, 23.12.08 3 Régis Debray, Mai 68, une contre-révolution réussie. Modeste contribution aux discvours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, Maspero, 1978. Réédition, Mille et une nuits, 2008, p. 79.
4 Entretien, 23.12.08 5 Ce fut le cas chez Catherine Bastide en 2002, et à l’exposition Ici et maintenant, à Tour & Taxis

Laurent Courtens 2009 un art consommé, l’art même #42, p36-37 (Fr)